Paris-Centre est, le 6 août 1930, tout content de stigmatiser des étrangers auteurs d’un délit, même si le titre n’est pas énorme :
“On fume l’opium à La Machine”
Le début est édifiant (bientôt ce journal applaudira Mussolini et, sous l’Occupation, soutiendra l’Allemagne et Pétain) :
“Voici, ma foi, une peu banale histoire! C’est aux gendarmes que revient l’honneur d’avoir découvert le pot aux roses. Dans ce pays minier qui rassembla Chinois, Marocains, Kabyles et Polonais, de bizarres choses se déroulaient depuis la guerre. Dans cette moderne tour de Babel, les races mêlées avaient amené leurs tares. Groupés par nationalité, les “importés” entretenaient leurs vices.”
Je vous fais grâce, lecteur, des “vices” reprochés aux Marocains et aux Polonais, les Kabyles ayant le privilège d’être oubliés. “Les Chinois, menus et intelligents, s’ils travaillaient avec plus de courage que leurs “frères” d’exil, ne se privaient pas pourtant. Joueurs acharnés, les petits bonshommes jaunes, dès le soir de la paye, se réunissaient dans des coins isolés et là, obstinés et méfiants, dilapidaient en quelques heures le pécule gagné au fond de la mine. Mais une passion plus forte que le jeu troublait le cerveau des “célestes” : l’opium!”
Le lecteur n’a pas manqué de noter la généralisation : c’est tous les Chinois qui jouent et fument l’opium. L’auteur aura sûrement fait un recensement personnalisé.
“L’opium! Baume souverain, infaillible, source de rêves enchanteurs et d’illusions fantastiques. Privés de l’infâme drogue, les hommes jaunes souffraient. Leurs yeux bridés s’ouvraient tout grands de désir lorsque l’un d’eux parlait de la “pipe”. Des trafiquants, des Chinois, d’autres peut-être, exploitèrent cette passion”.
Passons sur le ridicule de la phrase relative à “la pipe”. Si la gendarmerie réussit à coincer de nombreux Marocains, Kabyles et Polonais “violents et excités”, par contre : “Les Chinois, eux, aplatis comme des loques sur leurs grabats, se réfugiaient dans un sommeil silencieux et déjouaient toutes les ruses”.
Je vous prive lecteur, lecteur, du morceau de littérature ridicule qu’est le développement qui suit, afin d’aborder le fait générateur de l’article :
“En juin dernier, le chef de gendarmerie de La Machine apprenait par la rumeur publique que les mineurs chinois recevaient clandestinement de l’opium et se réunissaient pour fumer. Le 31 juillet, deux gendarmes rentraient à la caserne lorsqu’on les prévint que, dans une maison près du cimetière, “ça sentait une drôle d’odeur.”
On remarque comme est soulignée l’origine de l’enquête : la “rumeur publique”, et “on les prévint”, autrement dit ce qui va bientôt faire florès en France pétainiste, la dénonciation.
Tandis qu’un gendarme court alerter le reste de la brigade, son collègue entre dans la maison. Quel spectacle, mes aïeux! “Allongés sur les lits, deux Chinois exsangues dormaient. Dans la pièce, une intolérable odeur d’opium!” Il faut féliciter le gendarme : il est formé à reconnaitre “l’odeur de l’opium”. Donc on réveilla les deux dormeurs. “Hébétés et ne sachant ce qui leur arrivait, ils ne prononcèrent pas une parole.” Puis, quand on eut insisté à leur demander s’ils venaient de fumer de l’opium, ils nièrent, affirmant qu’ils ignoraient même ce que c’était. Hélas pour eux, quoique dépourvus de mandats de perquisition, les gendarmes fouillèrent, et trouvèrent la provision du produit délictueux. Les deux hommes finirent par avouer.
Le lendemain, Paris-Centre expose que deux Françaises, qui se sont éprises des accusés, (dont l’épouse de l’un d’eux), sont interpellées pour complicité. Cela fait les délices du quotidien : “Les “jaunes” non contents de s’intoxiquer eux-mêmes ont amené certaines femmes peu intéressantes à suivre leur exemple. Ces dernières, profitant de leur néfaste influence, ont entrainé quelques jeunes gens du pays à tenter la funeste expérience du poison. Cet enchaînement de faits peut aller loin, il est urgent d’arrêter cette progression.”
Le 16 août, Paris-Centre revient à la charge, mais avec une argumentation spécieuse : “Cette passion est tolérée et même réglementées dans leur pays. En Indochine, colonie française, les indigènes et aussi les colons ne se privent pas de la drogue, et, sous l’oeil bienveillant des autorités, s’intoxiquent à plaisir... Que les Chinois s’usent le sang, l’estomac, et tout l’organisme, en fumant la graine de pavot, libre à eux!... Mais qu’ils viennent en France y apporter leurs tares millénaires, ceci est une autre histoire. Nous avons suffisamment de fléaux à combattre chez nous pour tenter d’en limiter le nombre”. Ah bon? Notre peuple souffre de tant de “fléaux” que ça! En tout cas, heureusement que l’auteur cite l’attitude des colons bien français quant à l’opium ; il aurait dû rappeler qu’à Paris, la haute société ne s’en prive pas non plus, toujours sous “l’oeil bienveillant des autorités”. Dam!, dans un pays de bons moralistes, ce qu’on permet à un André Malraux, on ne va pas le permettre à des mineurs chinois!
L’article continue en énonçant que des gens se sont laissé entrainer, entre autres dans une pension de famille, mais le récit a un caractère un peu vague qui sent le ragot : un seul jeune homme, de 18 ans, donc mineur au sens légal, est arrêté. Des Chinois travaillant aux aciéries d’Imphy sont également incarcérés. Par bonheur, l’affaire cesse d’occuper les colonnes de Paris-Centre... par le fait d’un honorable conseiller municipal de Nevers surpris à trafiquer des voitures volées!
Puis le 6 décembre le quotidien évoque la comparution des accusés devant le tribunal correctionnel. Dès le début on met le lecteur dans l’ambiance : “Nos lecteurs n’ont pas oublié la fameuse histoire d’opium qui prit naissance dans la cosmopolite ville de La Machine, repaire de Chinois, Polonais et autres Bicots” (on n’est pas plus aimable envers nos congénères d’autres nations qu‘on appelle pour faire tourner nos mines et nos usines). “On arrêta les deux Chinois, mais l’affaire n’était pas terminée. Une femme : Mlle Marthe Neuilly, mariée avec un fils du Ciel, vendit la mèche et déclara qu’une autre française, Mlle Suzanne Marquis, ancienne pensionnaire de maison spéciale, avait fumé avec des Chinois.” On note la pudeur de l’expression “maison spéciale” pour désigner un lieu de prostitution, et surtout que l’épouse d’un Chinois continue d’être appelé par le journal “Mlle”, comme s’il niait qu’on puisse épouser un étranger.
Dans le box sont donc les deux femmes, les deux Chinois dormeurs de La Machine, quatre Chinois d’Imphy, et le jeune Français accusé de consommer (oui, un seul : trois mois auparavant le journal employait le pluriel pour désigner les jeunes que la bande avait inoculés).
Le procureur se glisse dans son rôle favori en réclamant une peine sévère, cela dans un langage qui préfigure l’époque pétainiste : “Il estime que la France, déjà trop libérale vis-à-vis d’étrangers plus ou moins intéressants, a bien le droit d’interdire à des étrangers d’intoxiquer notre jeunesse” Ah! Si encore c’étaient des colons ou des gens de la haute! Cela dit, les Chinois sont-ils si inintéressants que ça? Pourquoi la mine en emploie-t-elle?
Me Lhospied défend vaillamment les Chinois d’Imphy, plaidant qu’ils sont venus avec les habitudes de leur pays sans rien y voir de mal. Cependant il ne semble pas s’opposer à leur expulsion. Me Khann expose que le jeune Français doit être relaxé faute de preuve. Me Thomas développe avec encore plus d’acuité l’argument de Me Lhospied.
Le jugement ne manque pas de respirer (si j’ose dire s’agissant d’opium) la discrimination : 6 ans de prison et 10 d’interdiction de séjour pour les Chinois, 2 mois de prison et 100 F d’amende pour Marthe Neuilly, Suzanne Marquis et le jeune homme étant relaxés.
Le 13 janvier 1931, La Tribune expose les modifications de la cour d’appel de Bourges : elle réduit à 8 mois l’emprisonnement des deux Chinois de La Machine quoiqu’en les condamnant à 2 000 F d’amende et en maintenant les 10 ans d’interdiction de séjour. En outre elle intervertit les sentences contre les dames : Marthe Neuilly épouse Ly Wan Tsaï est relaxée, et Suzanne Marquis condamnée à un mois de prison. Le cas des 4 Chinois d’Imphy n’a pas fait l’objet d’appel.
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