C'est seulement à la fin de son contrat, en 1923, alors que la plupart de ses compatriotes rentrent au pays, qu'il rejoint La Machine. Il a entendu dire que quelques Chinois y sont restés. Certains sont venus via Schneider, qui fabrique de l'armement et exploite le gisement. D'autres sont des étudiants en quête de fins de mois, envoyés par le gouvernement chinois. Au Creusot, à 100 km de là, en avril 1921, le plus célèbre d'entre eux, Deng Xiaoping, futur numéro un chinois de 1978 à 1992, a fait un séjour de trois semaines, et c'est là qu'il a découvert le marxisme.
Dans ce bourg de la Nièvre, ils sont alors un peu les premiers "étrangers". Jusque-là, on faisait plutôt appel aux gens des campagnes. Des figures presque exotiques dans ce paysage de terres froides où culminent les terrils. Ils organisent leurs fêtes, avec des fleurs de papier. Ils reconstituent aussi une fumerie d'opium, selon un témoignage de l'époque. Beaucoup, comme le père Tchang, aiment surtout à s'habiller beau, chaque soir, après le travail, pour se retrouver au bar des mineurs et jouer des heures, aux cartes ou au mah-jong, avec l'argent de la quinzaine.
A l'instar de toutes les cités minières en besoin de main-d'oeuvre, La Machine devient alors un lieu de brassage en avance sur son temps. Après les Chinois, arrivent les Polonais, les Maghrébins, les Italiens, les Yougoslaves... En 1936, 30 % de la population est d'origine étrangère. Mais au fond des puits, comme en rigole Roger Tchang, "on était tous noirs !". Roger Pasquet, un vieux mineur, abonde : "Il n'y avait pas de nationalité ! Avec la chaleur, on travaillait tous en slip ou à poil !" L'ancien maire, René Vingdiolet, résume à sa façon : "C'était l'Europe avant l'Europe."
En réalité, un racisme latent existe, des règlements de comptes entre communautés surviennent parfois, mais la solidarité minière joue son rôle. Le père de Roger est le seul Chinois à bien maîtriser le français. Il fait office de traducteur. Après plusieurs années, alors que la plupart de ses alter ego sont affectés comme boiseurs pour soutenir les galeries, lui est promu "boutefeu", poste sensible chargé des explosifs. Une intégration qui l'amène, avec son fils, jusque dans les rangs de la Résistance. Plus tard, avec 13 enfants, le foyer recevra la médaille de la famille française.
Au total, entre 1917 et 1927, près de 300 Chinois passent ainsi par les houillères de La Machine. Beaucoup seront découragés par les conditions de vie et le climat. Ils n'ont souvent pour logement que des dortoirs collectifs dans des baraquements en bois. En 1930, ils ne sont plus qu'une vingtaine. A l'échelle nationale, sur les 140 000 initialement recrutés, 3 000 seulement sont restés en France après leur contrat.
Les traces du passage de tous ces Chinois sont maigres, du coup. La plupart du temps, ne demeurent que leurs tombes dans les cimetières. A Noyelles-sur-Mer (Somme) notamment, où plus de 800 sont enterrés. Des tombes de célibataires souvent, jamais fleuries, avec des noms gravés légèrement francisés - comme "Tchang" au lieu de "Chang".
A La Machine, seul le père de Roger a vraiment "fait souche". Juste avant son arrivée dans le bourg minier, il avait rencontré la fille d'un roulier, Louise, 16 ans. Roger est le quatrième enfant du couple. Et c'est son parcours, dans les pas de son père, à la mine, avec sa passion du football, qui vont parachever l'assimilation de la famille.
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