A ses étrangers, La Machine reconnaissante

Le soleil, qui a enfin réussi à se faire une place entre deux gros paquets de sombres nuages, fait briller à même le marbre sombre. Posées à même la pierre, les plantes gorgées de pluie reprennent un peu espoir et craintivement, relèvent la tête.

Cimetière de La MachineSerrées les unes contre les autres, dans un alignement parfait, les tombes surchargées de plaques, de photos et de fleurs, font comme un grand tapis. Sur les stèles, des lettres dorées indiquent le nom des occupants : Goldenski, Jackowiack, Adamczyk... Plus loin, entre un Wocjiak et un Czapczyk, reposent les familles Kouan Ly, De Viti ou Tchou de Chio. Une visite du cimetière de La Machine, ou à défaut la lecture de l'annuaire et sa longue litanie de noms à consonance étrangère, suffit à s'en convaincre : le sang qui coule dans les veines de la ville n'est pas uniquement nivernais.

La Machine, ville cosmopolite, avec son tiers d'habitants d'origine étrangère, il faut en chercher la raison dans la relation étroite nouée avec la mine. Comme pour tout ce qui fait l'identité de la cité minière, une histoire de charbon n'est jamais bien loin.

Les premiers immigrants arrivent de Belgique au XVIIIè siècle, envoyés par Colbert pour mettre en place un système d'extraction du précieux minerai. L'histoire a perdu leur trace, et il faut attendre la Première Guerre mondiale pour que La Machine devienne vraiment une terre d'accueil. Les hommes au front, les bras manquent pour continuer à creuser le sous-sol. La solution viendra de Chine. En 1917, arrivent à La Machine deux cent cinquante hommes de la région de Nankin. Ils sont jeunes et naïfs, et on leur a fait miroiter la richesse. Parmi eux, le père de Robert Tchang : « Il était fossoyeur sur les champs de bataille. Avec ses camarades, ils ont été cantonnés dans les baraquements du camp des Glénons. Mon père est resté, comme deux ou trois autres, et s'est marié à une Française », confie l'ancien mineur. Les autres sont repartis, une fois leur contrat de trois ans achevé. On raconte qu'ils ont disparu en mer, lors du naufrage du bateau qui les ramenait en Orient.

Au début des années 1920, les mines donnent à plein et la demande de charbon ne peut être satisfaite. Ils faut donc embaucher. En France ? Personne ne veut de ce travail dangereux et difficile. Les nouveaux mineurs, on va les chercher à l'Est : quelques Tchèques, un peu de Yougoslaves, et surtout, beaucoup de Polonais. Ils arrivent à La Machine par convois entiers. Pour les loger, — ils sont plus de 1.500 — on construit une cité, les Minimes. Les premiers temps, ils sont perdus, ne comprennent pas le français. Si certains repartent, la plupart s'installent définitivement. Le travail au fond des puits, ils s'y font vite : le Polonais est dur au mal, et pour abattre le charbon, comme pour lever le coude, il est imbattable. La Machine prend alors un petit air de Varsovie. Le jeudi, les enfants des immigrés vont à l'école polonaise. Le dimanche, un prêtre célèbre la messe dans leur langue. Ils ont leurs associations, leurs orchestres, leur équipe de football, les Sokols. « A une époque, les Polonais semblaient plus nombreux que les Français à La Machine », rigole Czeslaw Klejnicki- qui, avec sa femme, dirige l'association France-Pologne. A ce patchwork ethnique, viennent s'ajouter, dans l'entre-deux guerres, des Italiens, des Espagnols et quelques Maghrébins, fuyant le fascisme ou la misère.

Partout ailleurs, ce mélange aurait été explosif, mais à La Machine, personne n'a le souvenir de la moindre tension entre communautés. Très vite, par la grâce des mariages mixtes, le mélange se fait. Les enfants des immigrants grandissant et se mariant avec des Machinois d'origine française. « Cette ville est une exception : personne n'est Machinois de souche, puisque les plus vieilles familles ne sont là que depuis trois siècles. Et puis, l'intégration s'est faite par le travail. Tout le monde vivait sous la loi de la mine. Ça gommait toutes les différences », explique Jean Gribet. Le vieil homme, qui sait tout de l'histoire de La Machine, se souvient « des fêtes polonaises où tout le monde mangeait leur gâteau aux pruneaux ».

Attablés à la terrasse de la guinguette de l'étang, Sébastien et Mélanie, 35 ans à eux deux, profitent!du soleil. S'ils savent que leurs grands-parents sont venus un jour de la lointaine Pologne pour s'installer à La Machine, ils avouent ne rien connaître de leur culture. « Les immigrants ont tout fait pour s'adapter le plus vite la culture française. ils n'ont pas voulu transmettre leur langue à leurs enfants. A part les vieux comme moi, plus personne ne parle polonais ici », regrette Czeslaw Klejnicki.

Au temps du charbon-roi, les étrangers ont permis à La Machine de prospérer et de se développer. Bonne fille, la ville a su s'en souvenir lorsque, l'an dernier, elle a conclu son premier accord de jumelage. A tout seigneur tout honneur, la sœur jumelle, Srtonie-Slaskie, est évidemment polonaise. Et même si, un jour, La Machine faisait la fière et voulait oublier ses origines, elle ne le pourrait pas. L'accent machinois, mélange d'intonations nivernaises, polonaises et italiennes, trahirait vite qu'elle a été une terre d'accueil.

(Article du JDC, 3 août 2000)

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